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Les confidences extraordinaires du Professeur Bang
20 janvier 2013

Réflexions dans la file d'attente du comptoir d'Air France un soir de neige

Décrira-t-on jamais assez l'angoisse du provincial souhaitant retourner chez lui alors que, menaçant d'être bloqué dans la capitale par la neige, il place ses espoirs dans l'avion qui le sauvera ?

Billet en mains, il entre vite dans le hall de l'aérogare ; il scrute, inquiet, le tableau des horaires ; constate que son vol est légèrement retardé, mais ouf. 

Dehors, les flocons sont plus menaçants ; la nuit tombe ; des points jaunes le fixent ; il s'imagine qu'il s'agit des yeux des loups. On ne parle plus assez du loup : sans loup, pas de froid de loup, pas de faim de loup. Le loup est un animal hirsute qui, à l'instar du communiste, mange les enfants. Mais il est doté d'une énorme mâchoire qui lui permet aussi de mastiquer des adultes d'un diamètre considérable : des charcutiers, des rugbymen, des évêques. Pour peu qu'ils s'aventurent dans la nuit, évidemment.

Quand soudain, la foudre s'abat sur le provincial : le vol est annulé. Le monde s'écroule. Hagard, il suit les autres passagers qui se massent devant le comptoir, pour savoir. Pour savoir quoi ? Il l'ignore. Peut-être au moins s'il sera logé. 

La peste soit du sort qui l'oblige à rester loin de chez lui : il veut rentrer, c'est tout.

A l'extérieur, le blizzard s'abat sur les véhicules ; les congères engloutissent les taxis. Des touristes turcs arrivent, leur moustache supportant de jolis glaçons pointus. Des vigiles sont pétrifiés ; leurs membres cassent sous le poids de la neige ; leurs oreilles gisent sur le sol. Ne jamais recongeler une oreille de vigile décongelée, elle devient immangeable. Des Canadiens rigolent. Des chiens de traîneau tirent les taxis. Un hôtesse arrive en luge. Quelques journalistes répètent le mot "apocalypse" avant de passer à l'antenne.

En gros, c'est mal barré.

La file d'attente ne bouge pas. En revanche, celle d'à côté avance, évidemment. Comme au péage ou au supermarché. Il doit y avoir une loi physique inconnue qui veut que la file où on se trouve va toujours moins vite que les autres. Un salopard vient de lui passer devant ; celui-là doit être le descendant d'un rescapé du Titanic qui a bousculé une riche héritière pour prendre place dans le canot de sauvetage. 

Dans son ennui, le provincial contrarié se met à rêver : son avion a finalement pu partir, il a regardé par le hublot les dernières images de la ville blanche, et les points jaunes des véhicules. Ou des loups. Mais après un temps de vol, de grosses turbulences et l'avion descend brusquement, il pique, des passagers effrayés se blottissent dans les bras les uns les autres, des prières sont récitées, une hôtesse tente un message au micro, mais on ne l'entend plus, et c'est le choc. Nous sommes un vendredi 13, en octobre 1972, dans le vol Carrasco-Santiago. Dans quelques minutes, l'avion s'écrasera. Les survivants seront engourdis deux mois dans le froid.

Alors, le provincial regarde le salopard qui lui est passé devant et se dit que si l'avion décolle il sera peut-être amené à en manger un morceau. La cuisse, le bras, le mollet. Pas le foie, on ne sait jamais, même si c'est très chargé en sels minéraux. Et il réalise enfin qu'il vaut mieux peut-être attendre le vol du lendemain, puis ne rêve plus de voler, mais simplement de dormir.

 

 

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Commentaires
A
Une vision d'horreur. Du vécu. Vraiment.
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Vous trouverez ici force choses étonnantes, trucs inutiles et révélations stupéfiantes, qui émerveilleront les curieux, réconforteront les inquiets, et amuseront les primesautiers. Ce blog, qui ravira petits et grands, peut donc remplacer avantageusement toutes ces encyclopédies rébarbatives qu'on vous propose à longueur de clics.


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